« L’histoire du syndicalisme luxembourgeois est inséparable de l’histoire de l’immigration
Parmi les formes d’engagement, de participation politique et sociale au Luxembourg, les syndicats remplissent un rôle de premier plan. Dans son ouvrage Les frontières de la solidarité. Les syndicats et les immigrés au cœur de l’Europe (2015), Adrien Thomas, politologue, retrace le cheminement de l’intégration des travailleurs immigrés et frontaliers dans le syndicalisme luxembourgeois.
Votre ouvrage montre que
l’immigration a été un véritable défi pour l’histoire du syndicalisme tout au
long du XXe siècle où il a fallu composer entre le protectionnisme national et
la solidarité. Quelles ont été les stratégies de syndicalisation des
travailleurs étrangers mises en place par les deux principaux syndicats ?
Les deux grands syndicats,
l’OGB-L et le LCGB, ont été longtemps tiraillés entre protection de l’emploi
national et solidarité internationale. À partir des années 1960, les syndicats
ont cependant commencé à prendre conscience que les immigrés et leurs familles
étaient là pour rester, et qu’ils perdraient leur pouvoir de négociation s’ils
se coupaient des travailleurs immigrés. Trois grandes stratégies ont été
développées pour syndiquer les immigrés. La première stratégie repose sur une
offre de services et de conseils individuels de la part des syndicats. En
arrivant au Luxembourg, les immigrés se trouvent confrontés à un système de
sécurité sociale et à un droit du travail qu’ils ne connaissent pas. Les
syndicats ont donc développé des services d’information et de conseil qui leur
permettent notamment d’entrer en contact avec les immigrés nouveaux arrivants.
La deuxième stratégie a résidé dans la constitution de structures spécifiques
pour les travailleurs immigrés, tels que les départements pour immigrés ou les
sections de travailleurs frontaliers. Ces structures étaient destinées à
favoriser la participation active des travailleurs migrants à la vie syndicale
au niveau local et régional, notamment en leur permettant de s’exprimer dans
leur langue d’origine ou en français. La troisième stratégie d’intégration a
finalement vu les syndicats encourager les travailleurs migrants à se porter
candidats aux élections des délégués du personnel dans les entreprises. Dans la
mise en place de ces stratégies de syndicalisation, l’intervention de militants
et de permanents syndicaux souvent eux-mêmes issus de l’immigration a joué un
rôle crucial. En effet, ces militants immigrés, dont certains ont déjà fait
partie d’un syndicat dans leur pays d’origine, ont agi comme intermédiaires
entre les immigrés et les syndicats.
Comment analysez-vous l’implication
de l’OGB-L et du LCGB bien au-delà de la défense des intérêts professionnels
des travailleurs étrangers, avec des engagements sur l’école, le logement, la
citoyenneté ou encore en s’insérant dans le tissu associatif issu de
l’immigration ?
À partir des années 1970,
la libéralisation graduelle de la société luxembourgeoise a amené les syndicats
à aborder des thèmes portés par les travailleurs immigrés, comme les questions
du logement et de la scolarisation, mais aussi du racisme et des discriminations.
Les syndicats ont aussi pris position relativement tôt en faveur du droit de
vote des immigrés aux élections communales. Ils sont ainsi sortis de la seule
sphère du travail pour prendre en charge des thèmes plus larges. Cela témoigne
d’un certain éloignement par rapport au modèle syndical qui a longtemps
prédominé au Luxembourg et qui a été représenté par Antoine et Pierre Krier –
dirigeants du LAV, le syndicat prédécesseur de l’OGB-L. Pour les frères Krier,
l’action syndicale devait uniquement se limiter aux questions liées aux
salaires et aux conditions de travail. Les syndicats ont aussi noué des
relations avec le monde associatif issu de l’immigration, ce qui a aussi été un
moyen pour eux d’établir des relations avec l’immigration. On peut mentionner
ici l’action de l’OGB-L en faveur des anciens militaires portugais ou le
soutien apporté par le LCGB à la publication du Contacto.
Où
situez-vous les limites de cette solidarité ?
Si les syndicats se sont
ouverts aux travailleurs migrants, on assiste
également, parallèlement à cette dynamique, à l’émergence de nouvelles
frontières de la solidarité. Dans la période récente, les syndicats ont en
particulier connu des débats autour de la place à accorder aux structures des
travailleurs frontaliers et à leurs revendications. Les tentatives d’imposer le
lieu de résidence comme principe d’attribution des prestations sociales, comme
on l’a vu avec l’instauration en 2010 de bourses d’études réservées aux
résidents, contribuent à alimenter la concurrence entre salariés résidents et
frontaliers. Ces débats se reflètent aussi dans les syndicats. Force est aussi
de constater que lors du référendum de juin 2015, l’engagement des syndicats en
faveur du droit de vote des étrangers a été relativement timoré. Cela est
peut-être lié au fait que les syndicats ne comptent que peu de travailleurs
migrants parmi leurs dirigeants centraux, alors que rien dans leurs statuts ne
s’opposerait à une meilleure représentation des travailleurs immigrés et
frontaliers sur des postes à responsabilité.
Qu’en est-il de la
position des syndicats face aux travailleurs ressortissants de pays tiers ?
L’OGB-L et le LCGB ont
pris position en faveur d’une large régularisation des immigrés sans-papiers à
la fin des années 1990 et au début des années 2000. Mais il est vrai que leurs
structures les prédisposent davantage à syndiquer les travailleurs immigrés
issus des pays membres de l’Union européenne, qui constituent d’ailleurs
toujours la majorité des immigrés au Luxembourg. Pour les ressortissants de
pays membres de l’Union européenne, les dispositions sur la coordination des
systèmes de sécurité sociale, mises en place dans le cadre de la libre
circulation des travailleurs, fournissent des moyens d’action aux syndicats. En
ce qui concerne les travailleurs de pays tiers, qui peuvent notamment
rencontrer des difficultés pour obtenir une autorisation de séjour et de
travail, les syndicats semblent plutôt considérer qu’il s’agit de questions à
prendre en charge par les associations d’immigrés.
En 2016, le Luxembourg
fêtera le centenaire de l’histoire du syndicalisme luxembourgeois. Quel a été
l’apport de l’immigration à cette histoire ?
De manière générale,
l’histoire du syndicalisme luxembourgeois est inséparable de l’histoire de
l’immigration. Bien avant la naissance des premiers grands syndicats dans
l’industrie en 1916, les travailleurs immigrés ont pris part à l’émergence d’un
mouvement ouvrier au Luxembourg. Ils ont contribué à la constitution des
premières organisations de travailleurs, parmi les brasseurs et les
typographes, participé aux manifestations du 1er mai et aux premières grèves.
Le premier syndicat qui a essayé de manière systématique de syndiquer les
ouviers de la sidérurgie au Luxembourg était en 1904 le Deutsche Metallarbeiter-Verband,
un syndicat allemand de la métallurgie. Des années 1960 à aujourd’hui, il est
devenu de plus en plus évident que la capacité des syndicats à maintenir un
taux de syndicalisation significatif et à négocier des conventions collectives
dépend de leur capacité à syndiquer les travailleurs migrants, mais aussi à les
amener à se porter candidats aux élections des délégations du personnel dans
les entreprises. Aujourd’hui, les syndicats constituent d’ailleurs la seule
organisation à regrouper à la fois des nationaux, des immigrés résidents au
Luxembourg et des travailleurs frontaliers.
Propos
recueillis par Claudine Scherrer
In Horizon n°131, septembre 2015
Les
frontières de la solidarité. Les syndicats et les immigrés au cœur de l’Europe
Adrien
Thomas
Presses universitaires de
Rennes, 2015, Collection Res Publica, 138 pages, 12 euros
Commentaires
Enregistrer un commentaire