La classe de français est une porte sur le monde

Formatrice de français langue étrangère depuis 2006, France Neuberg enseigne aujourd’hui au CLAE. Elle est l’auteure de Ailleurs EsT ici. Panorama de l’alphabétisation avec des adultes infrascolarisés*, un état des lieux de la recherche sur cette thématique, réalisé dans le cadre du programme de recherche européen FOCAALE**. Extraits choisis d’une discussion, entre théorie et pratique, livre et classe.

A propos du titre Ailleurs e(s)t ici

Il y a une réflexion sur ce titre qui s’articule autour de deux visions de l’ailleurs, le dehors et le lointain. Les cours de langue sont un peu une sorte de carrefour. La classe de français est pour moi une porte sur le monde. Au départ, j’avais peur de faire les liens et les connexions avec le monde extérieur, de sortir de l’espace clos de la classe. Les élèves ont des cultures, des opinions, des histoires très différentes et donc quand on ouvre la classe, on prend le risque d’être confrontés à toutes ces différences et de devoir les gérer. Mais c’est cela qui fait les connexions entre ce qui se passe dans la classe et ce qui va se passer dès qu’ils vont franchir la porte : franchir dans les deux sens, qu’ils puissent eux amener des choses de l’extérieur, et que ce qui se passe dans la classe puissent leur resservir directement.

Il y a donc cet ailleurs, tout ce qui se passe en dehors de la classe. Et puis il y a cet ailleurs beaucoup plus lointain… Le jour où on a choisi le titre du livre, un de mes élèves érythréen était un peu dans la lune et donc je lui demande « où es-tu ? » Il me dit : « je suis ailleurs » et moi « où ? ». « Loin, très loin, je suis dans mon pays ». Deux-trois jours après, je lui demande « ça va ? t’es où ? » et il me répond : « aujourd’hui, je suis ici, vraiment ici ». C’est quelque chose qui est fréquent. Quand ils sont ailleurs, je les laisse car cela fait partie d’une démarche holistique de se dire que la personne n’est pas toujours disposée car elle a des soucis et que ces soucis prennent tellement de place que c’est juste impossible d’être attentif. Ce qui me paraît important quand c’est comme ça, c’est de leur montrer qu’ils ont quand même leur place. Une semaine plus tard, ils seront peut-être plus disposés, et au moins ils n’auront pas décroché de la classe.

 

A propos du public et d’une approche holistique de l’apprenant prônée dans le livre

L’approche holistique, qui est préconisée dans Ailleurs EsT ici, consiste à prendre en compte la personne dans sa globalité plutôt que de la considérer de manière morcelée dans une approche centrée sur un besoin en particulier, à savoir ici le besoin d’apprendre à lire et à écrire. Un accueil bienveillant est une première étape. Car je pense que l’une des difficultés liées au public peu scolarisé est le fait pour eux de se retrouver dans une classe. Certaines personnes ne se sentent pas légitimes. La difficulté est de les aider à trouver une place qui leur corresponde, cela prend du temps. J’ai des élèves qui ont commencé les cours ici en tremblant. Le chemin a été long ne fut-ce que pour qu’ils viennent détendus et c’est seulement là que peut commencer un réel apprentissage de la langue. Gérer l’hétérogénéité, c’est aussi accepter que chacun ait un rythme différent et de faire avancer chaque personne en ne laissant personne pour compte, même si le pas est tout petit. 

 Ensuite, ne pas considérer l’apprenant comme une personne déracinée, sans projet. Cest évident que lun des buts de lapprentissage cest une intégration ici, mais tout en tenant compte de qui est la personne dune manière globale, où elle vit actuellement mais aussi ce quelle emmène avec elle comme bagage, comme histoire. Cela me parait important de pouvoir s’exprimer sur tout ça. Même si les questions d’interculturalité font partie intégrante de ma réflexion, il n’est pas seulement question de cela, mais aussi de multiculturalité. Nous ne sommes pas toujours dans des croisements, il faut pouvoir exprimer les différences. 

Les classes hétérogènes sont des petits laboratoires de ce qui se passe dans la société, ce sont des premières ouvertures pour tout le monde, pour ceux qui sont dans la classe mais également pour les formateurs en ce qui concerne toutes ces différences qui existent dans la société. Et on va pouvoir dialoguer, trouver des points communs.

 À propos du livre...

Je me suis basée sur les articles scientifiques qui répondaient aux questions que je me posais, mais j’ai aussi rencontré des formateurs pour confronter ce que je trouvais dans la littérature à la réalité du terrain. J’espère que ce livre est une ouverture à la réflexion et l’échange.

La démarche est plutôt de l’ordre de la littératie que de l’alphabétisation. Il s’agit de mettre en place des compétences qui vont permettre aux personnes de fonctionner dans des espaces donnés. Ce n’est pas juste la lettre et le texte, c’est cela plus tout un contexte et c’est l’articulation entre tout cela qui va permettre de comprendre et d’utiliser la lecture et l’écriture.

Les questions soulevées s’attachent à la constitution des groupes, les matériaux à utiliser, les différentes approches pédagogiques, la professionnalisation des formateurs ; autant de problématiques similaires pour l’organisation de cours dans d’autres langues. Le livre s’adresse donc aux écoles, associations, centres de formation, formateurs qui organisent des cours d’alphabétisation ou des cours basés sur les compétences en lecture et écriture avec des publics qui en sont éloignés. Comment aborder avec un public adulte non scolarisé dans sa langue maternelle - et qui donc n’a pas acquis certains mécanismes - l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ? Il y a tout un travail préalable avant de pouvoir entrer dans le vif du sujet. Ce livre met en évidence les bonnes pratiques pédagogiques. L’environnement de lecture et d’écriture de l’adulte est permanent. On a besoin de pouvoir déchiffrer dans tous les espaces sociaux : ce qu’on reçoit dans la boîte aux lettres, les tableaux d’affichage dans les gares, les papiers que ramènent les enfants de l’école, etc. L’idée est de partir des documents que l’on trouve dans ces espaces pour pouvoir lire et que ce soit tout de suite concret.

 


À propos de l’avenir

J’aimerais creuser la question de la gestion de la diversité dans les groupes de formation. Je pense être arrivée à des bonnes pratiques  et j’aimerais comparer avec ce qui se dit au niveau scientifique, trouver des correspondances avec ce que je fais de manière empirique. Si je ne trouve pas, c’est qu’il y a peut-être encore des choses à dire et j’aimerais les exprimer. Ma démarche se veut collaborative, j’aimerais pouvoir échanger avec d’autres personnes qui se posent ces questions de gestion de la diversité : comment donner cours de langue avec des gens qui parlent tant de langues différentes à la base ? Et comment gérer la diversité des parcours scolaires : des personnes ultra diplômées et d’autres qui n’ont pas été à l’école... ? Toutes ces personnes ont un objectif commun d’apprentissage de la langue et il faut pouvoir répondre au même moment à chacun, donc trouver les outils qui permettent d’y répondre. La diversité culturelle va aussi amener à des différences dans l’appréhension de l’apprentissage.

J’aimerais faire un aller-retour théorique et pratique en organisant ensuite des formations participatives, des espaces de réflexion avec des personnes qui vivent également cette hétérogénéité. J’en profite pour dire à toute personne intéressée par ces questions : contactez-moi ! (france.neuberg@clae.lu)

Propos recueillis par Kristel Pairoux


* Le livre peut être commandé au prix de 17 euros frais de port compris en effectuant un virement sur le compte chèque postal du CLAE services asbl IBAN LU32 1111 0184 5121 0000 (code BIC : CCPLLULL) avec la mention : commande AILLEURS EsT ICI

 

** Plus d’informations sur ce projet qui vise à améliorer outils destinés à faciliter l’apprentissage de la langue française par des adultes infra scolarisés: https://www.clae.lu/formations/ressources-pedagogiques/


 


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