La notion de citoyenneté est antérieure à celle de nationalité



Denis Scuto, historien à l’Université de Luxembourg, a consacré une partie de ses recherches aux questions que soulève la nationalité et qui sont intimement liées aux pratiques, aux discours sur les migrations. Dans l’actualité du référendum du 07 juin sur l’ouverture du droit de vote législatif aux résidents de nationalité étrangère,  il a accepté de répondre à nos questions.

La nationalité a-t-elle toujours été la condition sine qua non de la citoyenneté ?
Denis Scuto : Non, la notion de citoyenneté est antérieure à celle de nationalité. Dès la Révolution française et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la proposition de donner la citoyenneté aux non-nationaux est présente. La Constitution de l’An II ne fait pas de distinction entre étrangers et nationaux français dans la définition de la citoyenneté. Au moment de la création du Grand-Duché de Luxembourg, pour être citoyen en 1815, il ne faut pas avoir la qualité de Luxembourgeois, il faut habiter sur le territoire de 1815, y être né et de parents y domiciliés avant cette époque. Nous sommes donc déjà en présence d’une citoyenneté résidentielle combinée avec la conception monarchique d’Ancien Régime du ius soli qui attachait l’homme à la terre de son seigneur. Un règlement de 1825 change la condition de résidence en l’abaissant et en précisant qu’il faut avoir demeuré au Grand-Duché « la dernière année et six semaines ». Il faut attendre 1841 et la Constitution d’Etats d’un Grand-Duché qui devient autonome des Pays-Bas pour voir apparaître comme condition du droit de vote le fait d’être « Luxembourgeois de naissance ou naturalisé » et d’être un homme. Après 1841, le lien entre nationalité et citoyenneté est explicite pour le droit de vote politique. La nationalité donne accès à la citoyenneté. Les choses changent de nouveau avec l’extension du droit de vote aux non-nationaux pour les élections européennes et communales dans les années 1990.
Ce lien entre nationalité et citoyenneté n’est pas explicite aux Etats-Unis jusque dans les années 1920, il n’est toujours pas automatique en Grande-Bretagne aujourd’hui. Il est dissocié dans des pays comme la Nouvelle-Zélande, le Chili, l’Ecuador.

Que pensez-vous de l’argument qui consiste à dire que l’attribution du droit de vote aux résidents de nationalité étrangère serait une menace pour l’identité luxembourgeoise ?
Denis Scuto :  Il est inquiétant de voir réapparaître les vieux poncifs nationalpopulistes qui ont émaillé les débats sur le droit de vote des étrangers au cours des années 1980 et 1990. En 1987, Viviane Reding, à l’époque encore journaliste au Luxemburger Wort, en train de bâtir sa carrière politique autour d’un discours national-sécuritaire, écrivait que l’introduction du droit de vote communal pour les étrangers mettrait le pays à feu et à sang. Des chimères ! Les discours sur l’identité nationale s’inscrivent dans une tradition historique xénophobe, une tradition dans laquelle un vocabulaire national est utilisé pour invoquer des scénarios menaçants fondés sur l’opposition à l’autre :  autrefois l’ennemi qu’il fallait combattre, aujourd’hui l’étranger dont il faut se méfier. Ce qui était encore appelé avant la Seconde Guerre mondiale « race nationale » ou « substance nationale » a été rebaptisé à partir des années 1950 « identité nationale », concept popularisé au Luxembourg depuis les années 1970. La logique raciale ne pouvait être maintenue après les horreurs de la guerre. Une logique culturelle l’a donc remplacée après la guerre. La matrice de ce discours est la même depuis cent ans, même si les termes sont modernisés et adaptés à l’air du temps : qu’on l’appelle race ou communauté, qu’on parle de substance ou d’identité nationale, ces notions sont présentées comme quelque chose qui n’a jamais existé et qui n’existera jamais, c’est-à-dire comme un bloc homogène et figé. L’identité luxembourgeoise s’est au contraire développée dans un processus historique fait de continuités et de ruptures, elle rassemble points communs et différences, elle est née de tensions et de conflits, p.ex. entre fonctionnaires, employés privés, ouvriers et paysans, entre salariés et patrons, entre forces politiques de droite et de gauche etc. Par ailleurs, il est évident que l’identité nationale s’est au fil de cette histoire complexe nourrie d’apports étrangers, apports qui l’influencent et la transforment également aujourd’hui et continueront de le faire demain.

Comment interprétez-vous la proposition de modification de la constitution, à savoir : « La langue du Luxembourg est le luxembourgeois » ?
Denis Scuto : Vouloir limiter l’identité linguistique à la langue luxembourgeoise en faisant abstraction du plurilinguisme est un leurre. Cette proposition de modification montre que des politiques symboliques qui visent à réaffirmer le national dans un monde de plus en plus internationalisé influencent jusqu’au contenu de la constitution d’un pays. Cette proposition fait fi des réalités actuelles et futures, alors que la proposition de modification initialement retenue s’efforçait d’en tenir compte : « La loi règle l’emploi des langues luxembourgeoise, française et allemande en matière administrative et judiciaire. L’Etat veille à promouvoir la langue luxembourgeoise. » (Art. 41) Le trilinguisme, luxembourgeois, français, allemand, lui aussi né d’un processus historique long de plusieurs siècles – auquel est venu s’ajouter, dans le monde professionnel et virtuel l’anglais – caractérise l’identité linguistique du pays aujourd’hui et demain. Indépendamment du texte de la Constitution, c’est ce plurilinguisme que les responsables politiques pourraient développer de façon volontariste et valoriser comme exemple pour l’Union européenne.

Propos recueillis par Claudine Scherrer
(Horizon n° 129, mai 2015)


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