Lëtzebuerger Bicherpräis 2012 au CLAE (2)

  Un État-relations
Remise du Lëtzebuerger Bicherpräis 2012 au CLAE -photo Michel Dimmer
Merci Guy [1] pour cet éloge et merci aux éditions Ultimomondo de nous avoir choisis cette année pour recevoir cette distinction qui nous va droit au cœur. Les occasions sont si rares de voir les projets ou les actions de notre association reconnues. Je crois d’ailleurs que depuis plus de 25 ans d’existence de notre structure c’est la première fois que nous recevons une reconnaissance. Je voudrais aussi ajouter à titre personnel que cette marque d’estime nous fait d’autant plus plaisir que nous succédons à Germaine Goetzinger avec qui nous avons travaillé sur plusieurs projets lorsqu’elle dirigeait le Centre national des Littératures. Avec nos institutions, nous avons emprunté ensemble des chemins de traverse où l’  « identité littéraire » d’une nation peut être brinquebalée de gauche à droite. Cette prise de risque nous l’avons aussi partagée et, dès le départ, les éditions Ultimomondo et quelques autres, nous accompagnent dans ce voyage au Salon du livre et des cultures.
Aussi, c’est avec beaucoup de joie que le Comité de liaison des associations d’étrangers (CLAE) a accueilli votre décision de nous attribuer le Bicherpräis 2012, pour l’organisation du Salon du livre et des cultures du Luxembourg.
Depuis plus de 12 années maintenant, le Salon aime à rendre hommage aux littératures, aux lettres, aux langues, aux cultures, qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs, d’ici et d’ailleurs. Sans aucun subside ou presque, année après année, le Salon a accueilli des centaines d’écrivains du monde entier, de nombreux éditeurs de la Grande Région et de différents pays, représentatifs des cultures présentes dans le pays. Il s’est construit, grâce « aux travailleurs de l’ombre », bénévoles de structures associatives héritières de l’immigration ou non, amis du livre et des mots, compagnons du métissage culturel. Nous tenons à remercier et à associer à cette distinction tous ceux qui nous ont accompagné dans l’aventure, tous ceux qui ont cru en ce Salon qui ne ressemble à aucun autre lorsqu’il croise culture populaire et littératures, héritage des migrations et communication entre les terres de départ et la terre d’arrivée. Nous souhaitons également partager ce mérite avec les écrivains, éditeurs, libraires, traducteurs, visiteurs sans qui nous n’aurions pu le construire et l’augmenter, année après année.
Le Salon du livre et des cultures est une sorte d’Université populaire et  avec le monde associatif  lorsque nous construisons cet équipage, nous nous inscrivons dans la longue pérégrination de l’éducation populaire. Je pense d’ailleurs que si nous sommes d’une certaine manière invisibles les uns et les autres c’est que nous sommes autres pour un ministère d’une culture qui se pense uniquement savante. La culture populaire n’a pas encore acquis ses lettres de noblesses.
Et pourtant, le Luxembourg est depuis longtemps un palais des caravanes où l’on peut entendre un brouhaha des cultures : dans cet espace se négocient les marchandises, les épices, l’argent, le capital mais dans cet espace circulent aussi les langues, les poèmes, les créations, les idées et les livres. Il s’y échange aussi les musiques et les chants, les héritages politiques des terres de départ et les idées associatives.
Pour que nous puissions être entendus, lus, reconnus, il faudrait passer de l’appartenance à la référence. L’État-Nation c’est l’appartenance et cet État-Nation n’arrête pas de mourir.  Il devrait devenir un État-Relations : depuis longtemps, de nouvelles géographies humaines se dessinent sous nos yeux. Des familles, héritières de l’immigration, se sont installées depuis deux siècles sur cette terre. Elles circulent aujourd’hui plus facilement d’un pays à l’autre. Pour leur grande majorité, elles se sont établies au Luxembourg où résident leurs enfants et petits-enfants. Un nouvel espace, plus vaste, existe aujourd’hui. C’est un espace de références où se croisent l’histoire et la mémoire du pays de départ, celle du pays d’arrivée, le pays de naissance des enfants et des petits-enfants, d’autres pays où résident les autres membres de la famille qui eux aussi sont parti en émigration et à qui l’on rend visite.
De nouvelles identités se dessinent au fil de ces relations qui, il y a encore peu se réduisaient à un village, un bourg ou une ville. C’est une constellation du métissage qui est en mouvement. Il faudrait une nouvelle révolution copernicienne. De nouveaux outils de navigation, de nouveaux astrolabes, une nouvelle langue, de nouveau mots, de nouvelles poésies, des épopées contemporaines. Mais combien d’Ulysse et de Pénélope vivent déjà dans ce pays ? Ces nouvelles identités sont des colliers de relations et les géographies nationales, la géographie européenne sont des écrins trop étroits. Les nouveaux géographes, topographes, cartographes, navigateurs, caboteurs, sont déjà là. On les croise, excusez du peu,  au Salon du livre et des cultures, à Ultimomondo et chez d’autres éditeurs-inventeurs, sur Youtube et sur les blogs.
Un étranger est étrange, c’est étrange aujourd’hui… L’étranger d’hier venait du village d’à côté. L’étranger était auparavant une aubaine et il instaurait une relation d’hospitalité comme dans toutes les civilisations. Le migrant aujourd’hui, c’est la moitié d’un grand. Un migrant ce n’est que du mouvement, du déplacement. Un migrant n’a pas d’humanité car il est hors lieu, hors-jeux, hors-monde. Comment pourraient-ils mourir sinon dans presque autant d’indifférence sur les plages où nous nous baignons,  coincés dans les trains d’atterrissage ou les essieux d’un camion ?
Les familles héritières de l’immigration ont apporté avec elles des savoir-faire, une mémoire politique ou syndicale, une solidarité familiale, de voisinage, une culture paysanne, ouvrière, populaire, intellectuelle. Ces apports sont venus s’ajouter à ceux de ce pays. Ainsi s’est construit un Luxembourg qui ne nous est pas étranger. Mais ce pays peut devenir étranger, étranger à lui même : sommes-nous au milieu du labyrinthe ? Les monstres sont là. On peut les nommer, les montrer, les combattre : société séparée, apartheid, ethnicisation, bouc émissaire, communautarisme, nationalismes, théories de la race.
Etranger à nous même ? [2] Il y a un fil que l’on peut suivre. Le métissage est ce passage du labyrinthe, passage souvent effrayant, toujours enrichissant. Mais arrivé à destination, le voyageur restera fidèle à ce qu’il a quitté tout en adoptant de nouvelles mœurs, de nouvelles habitudes, un nouveau langage, une nouvelle manière de voir.
Nous inventons tous des fils d’Ariane, des colliers de relations, de nouvelles marques, de nouveaux tatouages qui nous permettent de naviguer et de se repérer dans ces nouvelles constellations : les littératures et les livres sont encore des mappemondes pour demain.
RJP-CLAE
Casino d'Art Contemporain, Luxembourg.
7 novembre 2012


[1] Guy Rewenig, écrivain et directeur des Editions Ulimomondo
[2] En référence à Julia Kristeva, Etrangers à nous même, Editions Fayard, 1988.

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