"Une réflexion doit être ouverte"



Les associations remarquent un phénomène nouveau depuis peu : les anciens pays européens d’émigration, tels que l’Italie ou l’Espagne, devenus des pays d’immigration, voient à nouveau leur population émigrer. Antoni Montserrat, vice-président du Centre Català, évoque la situation espagnole.
Pouvez-vous nous rappeler brièvement l’histoire des migrations espagnoles ?
On détecte les premières migrations après la guerre civile espagnole, en 1939. C’est notamment une émigration à caractère politique, qui n’a pas atteint de grandes proportions au Luxembourg. C’est à partir des années 1960 que l’émigration espagnole au Grand-Duché prend de l’importance. Elle est caractéristique de l’immigration de l’époque : des personnes de la classe ouvrière qui viennent travailler dans la sidérurgie, le bâtiment. A la fin des années 70, la population d’origine espagnole a atteint son maximum, avec environ 6000 personnes résidant au Luxembourg. Par la suite, elle connaît un décroissement constant. Beaucoup ont pris le chemin du retour à cause de la restructuration de la sidérurgie et des impacts de la crise économique de l’époque. L’émigration connaît une deuxième vague caractérisée essentiellement par des personnes venues travailler dans les institutions européennes et dans le secteur financier. A l’heure actuelle, environ 4300 ressortissants espagnols vivent au Luxembourg.
A contrario, l’Espagne est soudainement devenu un pays d’immigration dans les années 1990-2000. Le phénomène a été très rapide, parfois difficile à gérer pour l’Espagne, qui compte actuellement près de 6 000 000 de personnes d’origine étrangère. Mais la situation s’inverse à nouveau depuis 2008, il y a un grand départ des personnes de nationalité étrangère, mais aussi d’Espagnols. Les chiffres officiels de l’office des statistiques espagnols, et plus particulièrement le recensement des Espagnols résidant à l’étranger, augmentent d’environ 120 000 personnes pour les années 2009 et 2010. Si l’on compare avec les chiffres des années 1960-70, où des millions de personnes sont parties, cela ne semble pas beaucoup, mais c’est tout de même un chiffre significatif pour une si courte période et les données disponibles pour 2011 montrent que la tendance s’accentue encore.
Quel est le profil des personnes qui émigrent actuellement ?
Un profil, pour l’instant majoritaire, est celui de jeunes diplômés très bien formés, qui maîtrisent un certain nombre de langues. Cette génération ne trouve actuellement pas de travail en Espagne et prend la route de l’émigration. Ces jeunes sont aussi bien des hommes que des femmes. A coté de cette émigration, il y a une deuxième catégorie, pour l’instant minoritaire, mais qui pourrait prendre de l’importance, c’est une émigration familiale, caractérisée par des personnes qui ont épuisé leur droit au chômage ou autres allocations sociales en Espagne et qui partent sans savoir où ils vont ni la situation qu’ils vont trouver. La situation actuelle n’a rien d’étonnant. La crise financière, devenue par la suite une crise économique dans beaucoup de pays frappe fortement le marché du travail. Après la Lettonie, l’Espagne est le pays de L’UE qui connaît le taux de chômage le plus élevé, il atteint déjà 20,5% dans une moyenne européenne qui n’atteint pas encore les 10%. C’est une source évidente d’émigration.
Quelles sont les conséquences de la « fuite » de ces jeunes diplômés ?
Les personnes qui émigrent le font toujours dans l’espoir d’un retour au pays. Dans la réalité, le retour des Espagnols immigrés depuis les années 1960 a concerné environ 40% des personnes, principalement les travailleurs les moins qualifiés. En général, la population immigrée qualifiée a tendance à rester dans son pays d’accueil, en tout cas au Luxembourg. En Espagne, beaucoup gardent l’espoir que les gens qui partent actuellement vont revenir. Il est difficile de faire des prospectives mais personnellement, je pense que ce sera le cas seulement pour une minorité. Ce serait une perte significative aux niveaux scientifique, technique ou encore académique, qu’il faudra des années pour combler.
Comment expliquer ce taux si élevé de chômage ?
Le point de départ de la crise en Espagne est comme partout une crise financière qui menace la solvabilité du système financier. La solvabilité du système financier en Espagne (sauf quelques exceptions au niveau des caisses d’épargne) était beaucoup plus importante que dans d’autres pays et le niveau de dette publique est même plus faible que celui de l’Allemagne en % de dette sur PIB, donc le problème n’est pas là. L’Espagne a la caractéristique particulière que la croissance économique de ces 15 dernières années était extrêmement basée sur le bâtiment. Ce secteur absorbait une quantité énorme de main-d’œuvre et de ressources de toute sorte. Ce développement du bâtiment s’est soudainement arrêté lorsque les banques ont été plus réticentes à  accorder des emprunts et que le marché des secondes résidences achetées par les Européens s’est stoppé. S’ajoute à ces aspects un taux d’endettement privé très élevé, qui a favorisé le frein de la consommation et a eu des répercussions sur d’autres secteurs économiques. Tous ces facteurs, dans une économie qui n’était pas orientée pleinement vers le futur a conduit à cette crise économique de grande proportion. Il y a néanmoins en Espagne des secteurs très dynamiques, avec une grande valeur ajoutée, comme le développement des énergies alternatives, la biotechnologie, la pharmaceutique, l’agroalimentaire, etc. mais ils n’ont pas, dans le court terme, la capacité d’absorber le chômage développé ces dernières années par les secteurs plus classiques. La récupération prendra du temps et il faut s’attendre à un taux de chômage élevé encore pendant plusieurs années. 
Quels sont les pays de destination de ces jeunes émigrés ?
En Europe, les jeunes sont surtout attirés par l’Allemagne - car la demande qui émane de ce pays est énorme, la France, le Royaume-Uni et les pays nordiques. Une partie de l’immigration espagnole se dirige également vers ce que l’on appelle « les nouveaux tigres » : la Turquie, qui est actuellement un récepteur de jeunes diplômés, et les pays asiatiques : la Chine, les Émirats arabes.
Qu’en est-il de l’émigration vers le Luxembourg ?
Les chiffres ont augmenté d’environ 400 personnes en un peu plus de deux ans. Le phénomène est donc important aussi au Luxembourg. Une réflexion doit être ouverte, non seulement au niveau des associations mais aussi du côté des autorités luxembourgeoises, car si le pays s’est penché sur l’immigration venue de pays plus lointains en difficulté, on assiste maintenant, dans un espace européen de droits communs, à une arrivée significative des Italiens, des Espagnols, et à une intensification des arrivées portugaises.
Propos recueillis par Kristel Pairoux
(In Horizon n°109, septembre 2011)

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