« Dans notre cerveau, il y a l’humanité entière »


Rencontre avec l’écrivain Jean Portante, suite à la parution de son dernier roman, Architecture des temps instables, pour lequel il a reçu le prix Servais.
En filigrane de votre dernier roman, les thèmes qui sont au centre de votre écriture : la migration, les langues…
Ces thèmes là sont dans tous mes livres, ils forment l’épine dorsale de mon écriture. C’est ce que disait la baleine de mon roman Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine. Ils se sont faufilés dans l’écriture, naturellement, parce qu’ils font partie de mon histoire. Par eux, mes livres deviennent autobiographiques. Mais, puisque je ne suis pas le seul sur terre à être né de l’immigration, à l’avoir vécue, ils désertent aussitôt l’autobiographique pour devenir universels. Chaque migrant est un être de l’entre-deux. Il n’est déjà plus ce qu’il a été sans être encore ce qu’on croit qu’il est, après plusieurs générations. C’est une baleine. Qui, elle, n’est déjà plus le mammifère terrestre qu’elle a été, mais n’en est pas pour autant un poisson. Les migrants, disent mes livres, sont des êtres de l’entre-deux, avec tout ce que cela comporte de déchirements et d’enrichissements. Ils deviennent par là des caractères littéraires par excellence. Tragiquement coincés dans un territoire qui va du provisoirement définitif au définitivement provisoire. L’universalité leur vient aussi du fait qu’ils ne sont liés à aucun temps. Evoquer les migrants du début du xxe siècle, par exemple, revient à parler des migrants d’aujourd’hui. Je suis sûr que mon grand-père paternel – Domenico était son prénom – quand il a, en 1913, mis pour la première fois les pieds dans notre pays, il n’a, mal rasé qu’il était, et drapé dans des vêtements usés, pas été plus le bienvenu qu’un Rom ou un Syrien aujourd’hui. La littérature permet de mettre tout cela en perspective. Elle raconte que les migrants, comme la baleine, s’adaptent à la nouvelle donne pour devenir des habitants à part entière du pays choisi. Un descendant d’Italiens est aujourd’hui chez nous le président de notre Chambre des députés. Des Turcs naturalisés allemands sont au Bundestag. Et, tenez, même le Hongrois Sarkozy a réussi l’adaptation. Les migrants d’aujourd’hui sont toujours les autochtones de demain.

La langue originelle se cache-t-elle toujours derrière la langue de l’écriture ? 
Quand on me demande dans quelle langue j’écris, il m’est toujours difficile de répondre. Si je dis que c’est en français, je mens. Pourtant, pour des raisons de commodité on me range du côté des, disons, francographes. Parce que la langue que j’utilise a l’aspect du français. C’est ce qui se voit. Or, tout ne se voit pas. Il faut alors repenser à la baleine, et bon nombre de mes lecteurs le font, y compris ceux qui étudient mon œuvre. La baleine n’est pas seulement la métaphore de la migration, elle est également la source de ma langue. Regardez-là dans l’eau, avec ses nageoires et sa forme calquée sur celle des poissons. Et bien, à l’intérieur d’elle, après toutes les métamorphoses qu’elle s’est imposées pour pouvoir vivre sa vie aquatique, elle a gardé un organe encombrant qui lui vient de la terre ferme : le poumon. En elle « poumonne » la vie d’avant. Tout comme dans ma langue « poumonne » la langue d’avant. À savoir l’italien. La langue maternelle. Je réponds donc, quand on me demande dans quelle langue j’écris, que je le fais en langue baleine. Avec le français qui se voit, et l’italien qui travaille depuis l’intérieur. Ainsi, quand j’écris, et je le fais souvent, le mot français « pelle » – il renvoie à un instrument assez biographique puisque les miens, ouvriers, en ont manié plus d’une –, on ne voit pas tout de suite qu’à l’intérieur de lui poumonne le mot italien « pelle » qui, lui, signifie « peau ». On croit que je parle de pelles, mais c’est de peau qu’il est question. Cela me permet de raconter, en un seul mot, la mort de mon grand-père Domenico, à l’usine de Differdange en 1932, lui qui a perdu sa peau en maniant la pelle...

Par extension de ces thèmes, la mémoire, l’origine, l’histoire familiale, voire l’autobiographie, revêtent également une grande importance dans vos écrits…
Chaque écrivain glisse toujours des éléments autobiographiques dans ses livres. Mais il les glisse dans un mélange de fiction. De ce fait, même ce qui a à voir avec sa vie quitte la réalité pour devenir fiction. Ce qui varie, d’un écrivain à l’autre, c’est le dosage. Chez moi, bien des choses me viennent de ce que j’ai vécu. Ou que d’autres ont vécu autour de moi. La dose est donc élevée. Comme chez Proust par exemple, ou chez Apollinaire. Cela ne transforme pourtant pas mes livres en récits autobiographiques. Je parle de ce que je connais. Mais dès qu’un élément biographique touche un élément fictif, tous les deux se noient irrémédiablement dans la fiction. Il en va de même avec la mémoire qui, quand les mots la touchent, devient, elle aussi, fiction. Si nos souvenirs veulent échapper à la fiction, il faut qu’ils restent ensevelis dans l’oubli.  

Pour rebondir à nouveau sur votre dernier roman, il donne voix à plusieurs générations d’une famille, entre différents pays… Vous y franchissez, comme on dit, les « frontières » de l’espace et du temps. Ce mot, « frontière », est-il un mot qui fait sens pour l’enfant d’immigré, mais aussi - au travers de vos chroniques journalistiques – pour le citoyen de ce « monde immonde »* ?
Les personnages de mon roman jouent à saute-frontières. La migration a mis en branle le voyage, et voilà qu’il devient interminable. Ils font ce que l’humanité a toujours fait : aller d’un endroit à l’autre. Cela n’a pas été problématique pendant des dizaines de milliers d’années, quand l’humanité était essentiellement nomade. Avec la sédentarité, on a commencé à tracer, puis à défendre, des frontières. Ce qui fait que chaque frontière est, aujourd’hui encore, le résultat d’une bataille perdue ou gagnée. Elle peut, par conséquent, à tout moment se déplacer. Or, ceux qui les tracent, n’érigent pas seulement une barrière contre d’éventuels arrivants, ils s’enferment également dans un lopin de terre plus étroit que leur cerveau. Et créent pour cela des symboles, des drapeaux, des hymnes, des identités. Pour le cerveau tout cela est absurde, parce que dans lui il y a le voyage de l’humanité. Dans le cerveau et dans le corps. Si je mange une pomme de terre, je sors de mon lopin de terre et me joins à son voyage, elle qui nous est venue du Pérou. Si je bois du café, mon cerveau sait que je suis Éthiopien. Si j’écris, il me replace entre le Tigre et l’Euphrate. Si j’utilise le zéro, il fait de moi un Arabe, etc. Dans notre cerveau il y a l’humanité entière. sans frontières. Celui qui en construit, ou les défend, morcelle l’humain qui est en nous. Il préfère la tranche au tout. C’est la maladie première du monde d’aujourd’hui. Il devient immonde chaque fois que l’humain qui est en nous est coupé en morceaux.

Un monde immonde ou en perte d’humanité, Jean Portante ? 
Dans ce monde-là, l’être humain est devenu jetable. Les nations jettent les nouveaux venus qui s’amassent à leurs frontières, ce qui, dans le cas des réfugiés, est de la non-assistance à personnes en danger de mort. Le système économique, ce qu’on appelle le marché, jette ceux qui sont superflus à sa bonne marche. Il fait travailler plus ceux qu’il garde, et licencie à tours de bras, pour réduire le coût du travail à portion congrue. Dans tout cela l’humanité n’a plus cours.

Ces temps instables de votre roman – ceux de deux guerres - font-ils également écho au(x) temps d’aujourd’hui ? 
L’instabilité, la fragilité, se faufilent partout aujourd’hui. Précarité du travail qui fragilise les existences et donne un coup de fouet aux peurs. Crises économiques qui n’en finissent plus, pour la simple raison qu’elles sont devenues les colonnes portantes et rentables du système, guerres qui reviennent frapper à nos portes, climat qui se délite, repli identitaire ouvrant grand la porte au racisme et à la xénophobie. S’y ajoutent l’inconsistance des consciences, l’égarement de la pensée, la confusion idéologique, la perte des repères, l’abandon de la réflexion, la quantification du savoir au détriment de sa qualité, la souveraineté du mensonge... Le tout gangrené par un avenir sans horizon. Bref, un cocktail comparable à celui d’un avant-guerre du xxe siècle.

Propos recueillis  par Kristel Pairoux
In Faire société ensemble n°4, octobre 2016


* Du nom des ses chroniques qui paraissent chaque semaine dans Le Jeudi

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