"Ce que je retiens le plus, ce sont les relations d'amitié et de respect qui se sont construites"

Après plus de trente ans d’engagement et 22 années en tant que chargé de direction du Clae services asbl, Franco Barilozzi a fait valoir ses droits à la retraite le 31 octobre 2015. Sa succession est assurée par Anita Helpiquet, et Jean Philippe Ruiz. Interview croisée entre passé, présent et futur.  

 

Le Clae a été fondé en 1985 par quelques associations issues de l’immigration portugaises, espagnoles et italiennes et regroupe aujourd’hui près de 130 associations.  Quel regard portez-vous sur l’évolution du Clae et du travail effectué par son asbl conventionnée, le Clae services ?

 
Franco Barilozzi : En 1985, le contexte était très différent de l’actuel. Le Clae de l’époque répondait à un besoin de participations sociale et politique qui étaient quasi inexistantes. Beaucoup d’associations avaient un arrière-plan de combat politique ou syndical, tant dans les pays d’origine qu’au Luxembourg. Le Clae a été fondé pour être le porte parole de ces revendications de participations politiques, culturelles, sociales vis-à-vis des autorités luxembourgeoises. Nous avons gardé cette vision de ne pas s’impliquer dans les politiques des pays d’origine mais de nous ancrer dans la vie luxembourgeoise pour garder l’unité de notre structure.  Le Clae fête cette année son trentième anniversaire. Il a été pionnier dans bon nombre de revendications : la double nationalité, le droit du sol… Les associations qui en sont la base ont évolué avec le temps. Les migrations se sont diversifiées, les besoins également, et le Clae essaie de tenir compte de ces évolutions, notamment à travers le Clae services et ses actions d’aide à la vie associative, tout en gardant ce principe sacro-saint de ne pas se substituer aux associations et de travailler avec elles d’égal à égal. Chaque structure est indépendante dans ses idées et le Clae s’efforce de tenir compte de toutes les propositions dans ce principe d’égalité. Le Clae services a été fondé en 1991 parce qu’il nous semblait important, au-delà de la revendication, d’avoir un instrument de soutien du monde associatif, qui selon nous, a un grand rôle à jouer dans le processus d’installation et de participation des personnes venues en immigration.

Anita Helpiquet : Si on évoque cette période, 1985, on fait référence à une autre réalité. Depuis, le Clae a tout de même réussi à être la chambre d’écho d’autres migrations. De nouvelles migrations, associations viennent constamment s’y greffer, ce qui est formidable. Je constate, ce qui est non moins intéressant, que le Festival des migrations, des cultures et de la citoyenneté a su relativement bien traduire dans l’action les nouveaux paradigmes liés à la citoyenneté et accompagner notamment les besoins de reconnaissance culturelle.

Jean Philippe Ruiz : Les questions politiques mises en mouvement par le Clae ont été extrêmement importantes pour les enjeux démocratiques du Luxembourg en donnant la parole à des personnes qui habituellement n’étaient pas entendues, que ce soit au niveau individuel ou collectif. La reconnaissance du monde associatif issus ou héritier de l’immigration est importante pour un pays tel que le Luxembourg. Mais au-delà de ces questions, le Clae a toujours été un haut lieu d’éducation populaire. Le fait de pouvoir se former les uns avec les autres, de partager les savoirs des uns et des autres, le Clae l’a fait avec des associations qui sans lui n’auraient sans doute pas été prises en compte. Ces savoirs apportés, importés, exportés ensuite parfois vers les pays d’origine sont irremplaçables. Le Festival, par exemple, dans toutes ses composantes, que ce soit par ses débats ou les prestations sur scène, sont une manière aussi d’apprendre à occuper l’espace public.

Anita Helpiquet : Il me semble que pour certaines personnes qui ne sont pas au Luxembourg depuis longtemps, le Clae a une grande importance symbolique. Il est aussi vecteur d’émancipation.

Jean Philippe Ruiz :  La suite des indépendances coloniales, pour certaines immigrations plus récentes, notamment lusophones, se négocie encore au Clae, car toutes les Histoires n’ont pas été dites. 

Vous êtes arrivés à trois périodes différentes de l’histoire du Clae. Quel est pour chacun d’entre vous le souvenir le plus marquant ?

 

Franco Barilozzi :  Après plus de trente ans d’engagement, il est difficile pour moi de dégager un seul souvenir. Ce que je retiens le plus, ce sont les relations d’amitié et de respect qui se sont construites entre personnes, quelles que soient leurs origines culturelles ou sociales.

Jean Philippe Ruiz :  Je ne citerais pas non plus un souvenir particulier. Ce qui m’a marqué personnellement, c’est de rencontrer une humanité en mouvement, mais surtout une humanité debout.

Anita Helpiquet : J’ai beaucoup de souvenirs du projet A citoyenneté égale (projet transfontalier porté en 2008-2010, qui visait à encourager la participation sociale, politique, culturelle et économique des ressortissants des pays tiers sur le territoire de la Grande Région, ndr.). Et à travers ce projet, je rejoins les sentiments de Franco et Jean Philippe, les liens qui se sont créés et l’humanité, la dignité rencontrées.

Dans un monde en constante mutation, où les mouvements migratoires sont de plus en plus importants, notamment au Luxembourg, quels sont les défis à relever pour le Clae ?


Anita Helpiquet : Il est certain que nous aimerions mieux faire comprendre la portée de l’action du Clae. Nous touchons essentiellement des personnes qui n’ont pas forcément beaucoup de visibilité, de réseaux institutionnels. Cela a des conséquences sur la manière dont nous sommes perçus et sur notre visibilité. Nous aimerions également mieux articuler les différentes actions du Clae services. Nous avons entamé cette démarche il y a quelques années et je pense qu’il faut l’intensifier à l’avenir, car c’est comme cela que l’on peut construire sur le long terme. Notre plus grand défi sera aussi d’inventer de nouvelles formes de participation collectives qui soient à la fois héritières et contemporaines. Le rôle du Clae sera peut-être dans ce sens de construire une nouvelle relation entre l’action de terrain et les espaces d’échanges, de réflexions, de messages et propositions politiques.

Franco Barilozzi :  La plateforme politique du Clae doit  être repensée. Aujourd’hui, les associations ont changé, leurs priorités également, sans parler du contexte politique, social et économique. Les nouveaux mouvements migratoires appellent aussi d’autres types de réponses. Nous devons nous réinventer, sans pour autant oublier l’histoire, la mémoire du Clae. Le référendum du mois de juin doit nous servir d’aiguillon. Il reste un grand travail à mener au niveau de la participation des citoyens de nationalité étrangère. 

Jean Philippe Ruiz :  Effectivement. On parle des défis à relever pour le Clae, mais on pourrait parler des défis à relever pour le Luxembourg. Depuis que je travaille ici, j’ai l’impression que nous sommes poussés à la marge, que tout le travail que nous faisons autour de la valorisation des cultures du Luxembourg, à travers par exemple, le Festival et le Salon du livre, n’est pas entendu, comme s’il y avait un déni de leur importance. Je crois beaucoup que le droit du sol permettra de changer le Luxembourg en profondeur, et que dans quinze ou vingt ans, nous discuterons avec des personnes qui ont un autre rapport à cette terre. 

Propos recueillis
par Kristel Pairoux

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