Autour de l'Etat-Relations


L’idée d’un Etat-Relation est une création sémantique somme toute poétique de Jean Philippe Ruiz qui lors d’un discours pour de la remise du Bicherpräis par les éditions Ultimomondo lança une invitation à tracer les contours d’un Etat qui repenserait la manière de faire société. La question centrale d’une telle interpellation ne peut se laisser réduire à quelques affirmations mais j’aimerais toutefois profiter de cet article pour établir un lien avec l’histoire contemporaine du Luxembourg.

Le Grand-Duché de Luxembourg s’est construit au cours de son histoire sous la forme d’un Etat-Nation qui ne peut être dissocié au XIXe siècle de l’idéal de démocratie. Or, les révolutionnaires français et américains ne pouvaient à l’époque de la « grande effervescence » séparer la démocratie comme régime de la souveraineté du peuple de la démocratie comme forme d’une société d’égaux. L’idée est généreuse et a été malmenée au Luxembourg comme partout ailleurs en Europe par les élites locales ou nationales qui à partir des années 1830 préférèrent circonscrire cet idéal à une forme de démocratie libérale qui s’est contentée d’introduire une égalité basée sur des mêmes droits politiques et civiques tout en prenant le soin d’introduire un suffrage censitaire. Rappelons que dans les années 1840, lors des premières élections qui ont eu lieu au Luxembourg, seul 3% de la population en âge électoral, payant un certain niveau d’impôt, constituait le corps électoral. Le développement de la révolution industrielle fit que ce sont les mêmes hommes détenteurs d’un capital foncier ou économique qui dirigeaient le pays.

Les commentaires peu critiques sur l’histoire de la démocratie laissent à penser qu’au fil du temps et des progrès, la question sociale fut introduite et que le corps électoral s’est progressivement, presque sublimement élargi pour finalement inclure en 1919 l’ensemble des hommes et des femmes de ce pays. L’histoire est belle et se laisse conter…  la réalité est un peu moins candide !
Pour tenter de la saisir, il convient sans doute de revenir aux débuts de la révolution industrielle qui modifia le pays en profondeur. La construction des haut-fourneaux dans le sud du pays ne se contenta pas d’altérer les paysages bucoliques mais transforma également la société. Alors qu’elle pouvait auparavant se décrire comme une société agricole, où les hommes s’ils ne disposaient pas exactement des mêmes revenus, vivaient cependant dans des conditions similaires, elle se composait dorénavant de classes sociales au destin et conditions très inégalitaires.

Outre les considérations liées à l’indépendance du pays, la classe dirigeante confrontée aux luttes sociales qui se sont exprimées à travers les mouvements ouvriers et syndicaux, a choisi, pour régler la question sociale, la voie de la nation solidaire. Elle consistait non seulement à inclure les ouvriers à la nation en leur accordant le droit de vote mais aussi à réduire les inégalités socio-économiques existantes par une politique d’intervention sociale. C’est au début du XXe siècle que les premières lois sur l’assurance chômage, l’assurance accident, l’assurance vieillesse furent introduites. Nous ne pouvons jusqu’à maintenant que saluer ces avancées à la fois politiques et sociales qui ont constitué une rupture avec la démocratie libérale du XIXe et posé les premières pierres d’un Etat économiquement plus solidaire.

Ce renforcement de la solidarité s’est cependant symptomatiquement réalisé par l’exclusion des étrangers de la nation et de la citoyenneté mais a marqué encore peut-être plus profondément, c’est sur ce point que nous voulons venir, la façon d’imaginer le lien qui relie les hommes dans une société. Les discours actuels sur l’intégration basée sur la langue luxembourgeoise ne peuvent que nous confirmer dans cette hypothèse. Lors de la campagne électorale des législatives, nous lisions sur les affiches qui s’égrènaient sur la voie publique : Lëtzebuergesch = Integratioun  – en n’ignorant pas que ce discours devenu dominant est relayé par certaines associations issues de l’immigration et plus médiatiquement par ceux qui veulent défendre les droits des travailleurs immigrés – autrement dit : le seul fait de parler une même langue définit le lien qui unit les hommes d’une même société.

Pour comprendre ce changement de paradigme, revenons aux sources de l’idéal révolutionnaire qui envisageait l’égalité non pas comme une forme de ressemblance culturelle partagée, mais plutôt comme une forme de similarité et d’autonomie. La première pouvait s’expliquer par la capacité de reconnaître l’égalité de chaque homme indépendamment de ses différences tandis que la deuxième pouvait, comme l’écrit Rosanvallon, se définir négativement par l’absence de subordination – positivement comme un équilibre de l’échange. Ces deux caractéristiques de l’égalité généralement associées à l’exercice de la citoyenneté étaient impensables dans une société industrielle structurée par la subordination économique et divisée par les luttes sociales. Le choix de la ressemblance culturelle dont les contours ont été dessinés par l’appropriation nationale de la langue luxembourgeoise laisse dans ce sens présager que le recours à l’identité nationale a permis dans une société désolidarisée de construire un sentiment d’égalité entre les hommes d’un même pays, même si cette égalité s’est construite autour de l’exclusion de ceux qui ne partageait pas ces références symboliques et linguistiques.

Impossible aujourd’hui de refaire l’histoire mais peut-être pouvons nous humblement tenter de la comprendre et déconstruire toutes les évidences parfois très simplistes qui détournent la langue luxembourgeoise de ses fonctions premières de communication, reconnaissance et référence commune et réduisent le débat sur la manière de faire société. Osons revisiter l’idée d’égalité !!!

Anita Helpiquet
(In Horizon n°121, novembre 2013)

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